Sfyria : En Grèce ils parlent en sifflant
Blotti contre les pentes du Mont Ochi au sud de l’île le deuxième plus grand en Grèce, l’île d'Eubée, se situe le petit hameau d’Antia, si petit qu’il ne se trouve même pas dans Google Maps. Mais ce tout petit village niché dans les montagnes et tellement reculé abrite l’une des pratiques culturelles les plus étonnantes du monde : sfyria.
C’est quoi, sfyria?
Sfyria (aussi épelé sfiria) est le nom donné à la langue sifflée grecque ancienne, originaire d'Antia, cru d’avoir existé pour plus de 2500 années. Elle est la seule langue sifflée en Grèce et seulement une des deux dans tout l’Europe.
Une langue sifflée ? Vous l’avez bien lu.
Depuis des millénaires, les bergers d'Antia utilisent la parole sifflée pour communiquer entre eux sur de grandes distances. En effet, les sons sifflés peuvent se propager 10 fois plus loin que les cris, jusqu'à 4 km (2,5 mi) !
Le nom sfyria provient du mot grec sfyrizo, qui signifie « siffler ». Les gens de la région et les experts considèrent la sfyria comme une langue, mais, techniquement, c’est ce que les linguistes appellent un registre de la parole, apparenté au chuchotement ou au cri.
Plutôt que d'être sa propre langue, la sfyria est en réalité une version sifflée du grec moderne, dont les lettres, mots et syllabes sont sifflés au lieu de parlés. La grammaire et le vocabulaire restent intacts, ce qui permet aux « locuteurs » de sfyria de tenir des conversations entières — même les plus complexes — sur de longues distances.
Comment résonne la sfyria ?
Regardez cette vidéo de YouTube pour la prononciation de sfyria et pour avoir un aperçu de ce que cela donne de siffler en grec !
Comment les gens peuvent-ils « parler » en sifflets ? Les lettres et syllabes correspondent à des tonalités et des fréquences distinctes. Chaque sifflement peut être distingué selon sa hauteur et selon qu'il est interrompu ou continu. Comme les siffleurs de sfyria imitent le rythme du grec parlé, des auditeurs entraînés peuvent « décoder » le message sifflé. Avec de la pratique, les siffleurs peuvent transmettre n'importe quel message !
Un mystère antique : Les origines de la langue sifflée grecque
Les langues sifflées remontent loin dans l'histoire, et leurs origines étaient probablement éminemment pratiques.
La première preuve historique incontestable de l'existence d'une langue sifflée se trouve dans Le Canarien, un journal de bord rédigé par deux prêtres franciscains qui ont accompagné l'explorateur français Jean de Béthencourt en 1402 dans sa quête pour conquérir les îles du Canaries. Ils y font référence à des personnes qui parlaient « de beaulièvres ainsi que fussent sans langue ». Des recherches ont montré que ce dont ils ont très probablement été témoins était un sifflement — une forme sifflée de la langue berbère locale. (Meyer, 2005)
En revenant à Antia, en Grèce, on ne sait pas exactement comment la langue sifflée sfyria est née, mais il existe de nombreuses théories. Quelques-unes des théories les plus vivantes placent les origines de la langue grecque de sifflage dans l'ère byzantine, un temps marqué par le crime, ou l'ère préchrétienne. Selon l’histoire, les locaux ont utilisé le sifflage d'une manière secrète pour alerter les autres des menaces provenant des villages rivaux ou des pirates en maraude, car eux seuls pouvaient comprendre le dialecte. La même technique de communication était utilisée entre les guérilleros lors des guerres plus tard.
Une autre version raconte que des soldats perses se sont enfuis dans les hautes terres après avoir perdu la bataille de Salamine en 480 avant notre ère. Ces soldats, qui avaient auparavant gardé des prisonniers grecs dans la région de Karystos, utilisaient un langage sifflé pour envoyer des messages « codés » et communiquer entre eux sans révéler leur position. On suppose que les habitants de la région ont ensuite adopté cette pratique.
Mais le plus probable est que les racines de la langue sfyria se trouvent dans la terre elle-même — la topographie montagneuse de l'Eubée du Sud — et le mode de vie traditionnel des bergers qui y vivent. Les gens étant répartis sur les collines, chacun s'occupant de son troupeau, le sifflement s'avère être un moyen très pratique de s'envoyer des messages.
Quand la sfyria a-t-elle été « découverte » ?
Bien que la langue sfyria a été parlé pendant plusieurs siècles, son existence était complètement inconnue en dehors de son petit hameau jusqu'à une date récente.
En Mars 1969, un avion privé s’est écrasé sur la montagne Ochi, près d’Antia. Les résidents du village ont assisté aux sauveteurs qui, dans leur recherche du pilote disparu, se sont aventurés dans les forêts denses des montagnes. Naturellement, les locaux ont utilisé leur langage sifflé pour communiquer entre eux-mêmes pendant la mission de recherche et de sauvetage. C'était la première fois que des étrangers entendaient parler de sfyria.
Imaginez la surprise des sauveteurs en apprenant que ce qui leur semblait être un chant d'oiseau était en fait des conversations entières menées à travers les montagnes !
Combien de langues sifflées existe-t-il ?
Les langues sifflées ne sont pas uniques à la Grèce. En réalité, il y a plusieurs exemples tout autour du monde. Mais parmi toutes elles, la sfyria est la plus gravement menacée.
Aujourd'hui, il n’existe pas moins de 70 autres langues sifflées dans le monde. Julien Meyer est un des chercheurs principaux des langages sifflés. Il vise à comprendre les mécanismes complexes de la parole aussi comme la formation interculturelle des réseaux pour étudier les langues sifflées. Il spécule que le sifflement pourrait même avoir précédé la parole.
Parmi les autres langues sifflées, citons le gavião en Amazonie, les langues sifflées mazatec et chinantec au Mexique, le béarnais parlé dans le village d’Aas, dans la vallée d’Ossau dans les Pyrénées, et les langues sifflées akha et hmong en Asie du Sud-Est, entre autres.
La langue sifflée la plus robuste et probablement la plus connue est le silbo gomero, pratiqué à La Gomera, dans les îles Canaries. Comme la sfyria, le nom silbo vient du mot espagnol pour « siffler », silbar, et les locuteurs du silbo sont appelés « siffleurs », silbadores. Le silbo gomero a été inscrit sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l'humanité de l'UNESCO en 2009.
Une autre des langues sifflées du monde est celle de Kuşköy, en Turquie. La langue dite « des oiseaux » des montagnes pontiques du nord de la Turquie a rejoint le silbo gomero sur la liste du patrimoine culturel immatériel en 2017.
L'une des langues les plus rares du monde menacée d'extinction
Selon l'UNESCO, le silbo gomero est la seule langue sifflée entièrement développée au monde, pratiquée par une grande communauté — plus de 22,000 personnes. Par contre, la sfyria compte environ 6 locuteurs restants — et ce nombre diminue rapidement.
En fait, selon l'Atlas des langues en danger dans le monde de l'UNESCO, aucune autre langue européenne — sifflée ou non — ne compte moins de locuteurs vivants que la langue sifflée de Grèce.
Alors pourquoi ne figure-t-elle pas sur la liste du patrimoine immatériel de l'UNESCO ? Les éléments du patrimoine culturel immatériel sont inscrits sur la liste de l'UNESCO à la demande des nations ; jusqu'à présent, la Grèce n'a pas demandé l'inscription du sfyria.
Pourquoi sfyria est-elle si menacée ?
Dans les années 1980, les habitants tentaient de maintenir la langue en vie en l'enseignant à leurs enfants dès l'âge de 6 ans. Aujourd'hui, la situation est bien différente.
L'une des principales menaces est liée au vieillissement de la population. Non seulement de nombreux siffleurs sont décédés, mais certains de ceux qui sont encore parmi nous perdent leurs dents, ce qui rend difficile la « prononciation » des intonations sifflées.
Mais plus que cela, les temps changent. Au fil des ans, de nombreux habitants d'Antia ont quitté le village pour s'installer dans des villes plus importantes, et le mode de vie de ceux qui sont restés a radicalement changé au cours des dernières décennies.
Jusqu'en 1997, il n'y avait qu'un seul téléphone à Antia. Toutes les nouvelles qui arrivaient par téléphone étaient sifflées à la famille. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.
Au fur et à mesure que les gens meurent ou déménagent et que les construits sociaux du village changent, la langue sifflée sfyria a progressivement perdu ses locuteurs — et avec elle, une partie importante de leur culture.
Comme l'a dit un jour Panagiotis Tzanavaris, le meilleur siffleur d'Antia, « C'est notre mode de vie, et s'il disparaît, l'identité culturelle de ce village aussi. »
Qu’est qu’on fait pour sauvegarder la langue sifflée grecque ?
Selon Dimitra Hengen, linguiste grecque, qui a parlé à BBC Travel,
Par nature, une langue sifflée est déjà beaucoup plus menacée qu'une langue parlée car elle est beaucoup plus difficile à reproduire. À moins que quelque chose de radical ne change ici, je prévois la disparition du sfyria dans un avenir très proche, et c'est une tragédie.
Le plus grand obstacle de la sfyria est qu'elle est une langue qui peut seulement être enseignée verbalement, transmise de personne à personne ou de génération à génération. Avec seulement six personnes qui peuvent l’enseigner, ceci devient de plus en plus difficile à faire.
Plusieurs à Antia espèrent pétitionner le gouvernement pour faire une application à l’UNESCO. Le fait d'être répertorié comme un élément important du patrimoine culturel immatériel de la Grèce — et qui doit être sauvegardé — peut susciter une prise de conscience internationale indispensable. Et, espérons-le, inciter les gens à contribuer à son rétablissement.
Le plus grand champion de la sfyria était Panagiotis Tzanavaris. En 2010, Tzanavaris a créé l'Organisation culturelle d'Antia dans le but de ressusciter la langue mourante. En 2014, il a accueilli une équipe de linguistes de Harvard et de Yale pour l'aider à enregistrer la langue sifflée sfyria pour les générations futures.
Plus récemment, lui et d'autres personnes de son village ont été présentés dans un court documentaire qui a été projeté au Musée d’Art Métropolitain de New York en 2016. Tout cela faisait partie des efforts de Tzanavaris pour attirer l'attention sur la langue sfyria et, espérons-le, catalyser sa revitalisation.
Dans une autre tentative pour relancer l'intérêt des locaux, la municipalité de Karistos (où se trouve Antia) a organisé le premier Festival de la langue sifflée en 2016. Espérons que la tradition se perpétue.
Sfyria : Est-ce que la langue sifflée de la Grèce peut être sauvée ?
Il n’est pas simple de se rendre à Antia. D’Athènes, vous devriez premièrement conduire au port de Rafina, ensuite, prendre un ferry d'une heure pour traverser la mer Égée jusqu'à líle d’Eubée. Une fois sur l'île, un autre voyage vous attend sur les collines parsemées de moulins à vent du mont Ochi. Après une heure de route sur les routes en lacets, vous arrivez enfin à Antia.
Cet éloignement est à la fois une bénédiction et une malédiction pour la sfyria. C'est grâce à son éloignement que cette fascinante langue sifflée en Grèce a pu perdurer aussi longtemps. Mais son éloignement — et l'absence de réseau de téléphone cellulaire — la rend moins attrayante pour les jeunes générations. Au cours des dernières décennies, la population d'Antia est passée de 250 habitants à seulement 37, les gens partant à la recherche de meilleures fortunes. Et ces nouvelles destinations ne sont pas propices aux conversations sifflées.
Panagiotis Tzanavaris est mort récemment, espérons que son héritage continue de vivre et que les autres prendront sa cause à cœur pour préserver le sfyria.
« Il fait plusieurs années que les gens à Antia discutent de la langue en voie de disparition. » Tzanavaris claim à Eliot Stein de BBC Travel. « Mais avec votre aide, il est possible que nous puissions parler d’une langue qui a survécu. »
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À propos de l’auteur :
Alexandra est doctorante et chercheuse dans le domaine de la sécurité au Moyen-Orient, de l'équilibre régional et des affaires tribales. Elle travaille dans le secteur à but non lucratif dans les domaines de l'éducation et de l'emploi des jeunes diplômés en Grèce et possède une expérience bénévole significative, principalement axée sur l'éducation autour du handicap. Elle s'intéresse surtout à l'histoire des peuples autochtones et aux affaires tribales, non seulement en Amérique, mais aussi en Europe, en Afrique et en Asie.
Traduit par : Bella Arseneau